EN PRIVÉ

Marchés boursiers : exubérance rationnelle ?

Robert Shiller, prix Nobel 2013 d’Économie, a récemment créé l’indicateur « Excess CAPE yield » ou ECY, qui donne du crédit à l’hypothèse selon laquelle, dans l’environnement de taux d’intérêt ultra-bas d’aujourd’hui, les marchés actions ne fonctionnent pas dans un régime de bulle. Mais la persistance de taux bas ouvre la voie à l’accumulation de vulnérabilités financières.

C’est peu dire que l’exubérance s’est emparée des marchés actions. Wall Street, en particulier, n’en finit plus d’aligner les records, tandis que le prix des obligations (qui varie inversement au niveau des taux d’intérêt), notamment des obligations d’État, a atteint des sommets, les taux d’intérêt restant à des niveaux historiquement bas. Dans le même temps, l’économie a rechuté avec la deuxième vague de COVID-19, la qualité du crédit se détériore et les faillites pourraient exploser et le chômage augmenter une fois les filets de sécurité retirés. La déconnexion entre les marchés financiers et l’économie réelle est aujourd’hui spectaculaire.

Cette exubérance n’est pas nécessairement irrationnelle

Assiste-t-on aujourd’hui à une bulle spéculative sur les marchés financiers, les marchés actions américains en particulier, vouée, tôt ou tard, à l’éclatement ? C’est le 5 décembre 1996 qu’Alan Greenspan, le président de la Réserve fédérale américaine, évoquait pour la première fois la notion d’« exubérance irrationnelle » alors qu’il suspectait le développement d’une bulle spéculative sur les marchés actions aux États-Unis. En 2000, le livre de Robert Shiller – prix Nobel d’économie en 2013 avec Eugene Fama et Lars Peter Hansen pour leurs travaux empiriques sur l’évaluation des actifs –, intitulé justement, « Exubérance irrationnelle », décrivait à travers un siècle d’histoire financière, les facteurs à l’origine d’une bulle financière ou immobilière. Pour Shiller, l’exubérance irrationnelle des investisseurs, victimes de biais psychologiques (sur-confiance, comportements grégaires, effets de mode, etc.), est le ressort d’une bulle spéculative.

Shiller est célèbre pour avoir prédit la crise boursière de 2000 et la crise immobilière de 2007. Pour évaluer si une action est sous-évaluée ou surévaluée, il a conçu le ratio CAPE (pour « Cyclically Adjusted Price-Earnings ») qui représente le rapport entre le prix réel d’une action (ajusté en fonction de l’inflation) et la moyenne des bénéfices réels par action sur les 10 années précédentes. Aujourd’hui, ce ratio affiche pour le marché américain des valeurs supérieures à celles enregistrées à la veille du krach boursier de 1929.

Pourtant, Shiller et alii1 estiment que les valorisations boursières actuelles ne sont pas déraisonnables et ce, pour deux raisons principales : les effets de composition des indices boursiers et le niveau très bas des taux d’intérêt. Le poids considérable dans les indices boursiers américains d’une poignée d’entreprises superstars, dont les GAFAM (représentant plus de 40 % du Nasdaq et près de 25 % du S&P 500) qui engrangent des bénéfices records grâce au formidable coup d’accélérateur donné par la pandémie à la transition numérique, explique largement le niveau historiquement élevé du ratio CAPE américain. Dans les autres régions développées, dont les Bourses sont moins dépendantes de la « Big-Tech », les ratios CAPE sont revenus à leurs niveaux d’avant-pandémie (Europe, Japon) ou sont restés bien en dessous (Royaume-Uni).

Les taux ultra-bas sont un puissant soutien aux marchés actions…

Pour Shiller et alii, le niveau inhabituellement bas des taux d’intérêt est l’autre justification aux valorisations élevées des actions, les flux futurs de leurs dividendes étant aujourd’hui actualisés à un taux d’intérêt plus faible. Pour le montrer, ces auteurs ont créé l’indicateur ECY (pour « Excess CAPE Yield »), calculé en inversant le ratio CAPE pour obtenir un rendement et en soustrayant ensuite le taux d’intérêt réel à dix ans. Cet indicateur montre qu’aujourd’hui, malgré des ratios CAPE élevés, les taux ultra-bas rendent les actions plus attractives que les obligations. L’enthousiasme pour les actions peut donc, à ce stade, s’expliquer rationnellement.

… et le ferment de la prochaine crise financière ?

L’exubérance, fût-elle rationnelle, ne doit cependant pas conduire à ignorer l’accumulation de vulnérabilités financières nées d’une période prolongée de taux ultra-bas. Un environnement de taux bas encourage le recours à l’effet de levier de la dette, incite certains investisseurs en quête de rendement à prendre des risques excessifs et contribue à une érosion des normes de crédit et à une hausse potentiellement insoutenable des prix des actifs, y compris immobiliers. En cela, il est source de distorsions et de risques pour la stabilité financière.

La pandémie a considérablement amplifié les risques auxquels l’économie mondiale est confrontée (explosion de l’endettement des États et des entreprises, essor de la finance à effet de levier, poussée du chômage et des inégalités, polarisation du système politique et de l’électorat, etc.). Même la rationalité
de l’exubérance des marchés n’en garantit pas sa durabilité.

Marie-Hélène Duprat, Conseillère auprès du Chef économiste Société Générale

1. Robert J. Shiller, Laurence Black, Farouk Jivraj (2020), « Making Sense of Sky-High Stock Prices », November 30.

LES DONNÉES RELATIVES AUX PERFORMANCES PASSÉES ONT TRAIT À DES PÉRIODES PASSÉES ET NE SONT PAS UN INDICATEUR FIABLE DES RÉSULTATS FUTURS. CECI EST VALABLE ÉGALEMENT POUR CE QUI EST DES DONNÉES HISTORIQUES DE MARCHÉ.