EN PRIVÉ
« Big Pharma » cherche « blockbusters » à tout prix
Devenir des « pure players » recentrés sur les médicaments les plus innovants et rentables. Voici le mantra des grands laboratoires pharmaceutiques engagés dans une course de fond contre la perte des brevets et l’accroissement de la pression réglementaire, entraînant une restructuration de leurs portefeuilles. Mais ces grandes manœuvres peinent parfois à convaincre le marché après la hausse de la période Covid-19.
La Bourse réserve parfois de très mauvaises surprises aux épargnants individuels qui ont sous-estimé la volatilité de certains titres. Ainsi, les actionnaires de Sanofi ont pris une véritable « douche froide » vendredi 27 octobre. L’action du géant pharmaceutique français a dévissé ce jour-là de 18,8 % ! Une chute inédite qui a vu la capitalisation boursière d’une valeur réputée défensive fondre de près de 25 milliards d’euros en l’espace d’une seule séance alors que le groupe a dans le même temps publié un bénéfice net trimestriel de 2,52 milliards d’euros (+21,6 %). Un accueil désastreux des investisseurs à ce qui devait pourtant marquer un nouveau chapitre du plan stratégique « Play to win » lancé en 2019, quelques mois après l’arrivée aux commandes de Paul Hudson, le directeur général britannique. L’enjeu en question ? « Devenir un pure player biopharmaceutique, tout en optimisant encore davantage notre structure de coûts ».
Depuis 2019, Sanofi a réduit ses coûts de 2,7 milliards d’euros et axé sa croissance sur certaines activités fortement rémunératrices afin de rester dans la course mondiale des « Big Pharma » : les vaccins à forte croissance ainsi que les futurs médicaments en phase intermédiaire ou avancée de développement et supposés devenir des « blockbusters » dans les domaines de l’immunologie ou de la neuro-inflammation. La quête du blockbuster est en effet le graal des laboratoires du monde entier : commercialiser un médicament générant un chiffre d’affaires de plus de 1 milliard de dollars par an. Le médicament vedette chez Sanofi est incontestablement le Dupixent®, un traitement utilisé contre l’asthme et l’eczéma atopique avec 11 milliards d’euros de ventes au troisième trimestre en rythme annuel.
Les activités de santé grand public sorties des portefeuilles
Mais le marché n’a pas apprécié les nouvelles prévisions du laboratoire tricolore et l’abandon de son objectif de marge opérationnelle des activités de 32 % en 2025. L’annonce de la cession de l’activité Santé Grand Public (10 % des ventes), qui commercialise notamment le Doliprane® et qui présente une rentabilité moindre par rapport aux autres divisions du groupe, ainsi que la perspective d’un nouveau plan d’économies permettant de dégager jusqu’à 2 milliards d’euros entre 2024 et 2025 pour financer l’innovation et les moteurs de croissance du géant pharmaceutique, n’auront donc pas suffi à rassurer des investisseurs. Quant à l’introduction en Bourse de cette nouvelle entité de Santé Grand Public, elle est prévue au plus tôt au quatrième trimestre de l’an prochain.
Pour les « Big Pharma », ces laboratoires vedettes de l’industrie pharmaceutique au niveau mondial, la recherche d’une croissance rentable pousse en effet leurs dirigeants à multiplier les plans de refonte de leurs portefeuilles en espérant susciter l’intérêt des investisseurs. Ainsi, les activités hors médicaments innovants ou vaccins sont vendues ou cotées séparément. Pour autant, pas de blockbusters sans investissements massifs en R&D (et/ou acquisitions de biotechs) et Sanofi a justement promis d’accroître ses efforts en la matière, ce qui pèse sur la rentabilité à court et moyen terme.
Les concurrents de Sanofi ont aussi engagé ces grandes revues de portefeuille. Fin août, le laboratoire américain Johnson & Johnson (J&J) a coupé ses liens capitalistiques avec Kenvue, un géant mondial de la santé grand public indépendant avec un chiffre d’affaires de 15 milliards de dollars en 2022 (marques Listerine®, Neutrogena® etc.). En juillet 2022, l’Américain Pfizer et le Britannique GlaxoSmithKline (GSK) avaient annoncé la création de Haleon, une multinationale des soins et de la santé grand public (Sensodyne®, Advil® etc.) qui a réalisé un peu plus de 13 milliards de dollars de CA l’an dernier. Enfin, cette tendance au recentrage des activités des grands laboratoires a conduit Novartis à céder, début octobre, les rênes de Sandoz. Désormais indépendant, le laboratoire spécialisé dans les médicaments génériques et biosimilaires a réalisé son IPO à la Bourse de Zurich. Évoluant sur un marché très concurrentiel, les médicaments génériques permettaient aux grands laboratoires de bénéficier de revenus sur des molécules dont le brevet avait expiré mais ils ne sont plus jugés assez rentables.
Quoi qu’il en soit, ces opérations interviennent dans un contexte boursier globalement morose. Ainsi, Pfizer enregistre une chute de 42 % depuis le début de l’année, Moderna plonge de 57 %, Roche perd 30 %, AstraZeneca cède 10 % alors que Sanofi limite sa baisse à 4 %. Il est vrai que le Suisse Roche avec son médicament Actemra® et surtout Pfizer, AstraZeneca et Moderna avec leurs vaccins ont largement profité de la manne du Covid-19. Fin octobre, Pfizer a publié sa première perte trimestrielle depuis 2019. En outre, le traitement anti-Covid Paxlovid® lancé par le géant américain avec son partenaire BioNTech n’a pas tenu jusqu’à présent ses promesses. Cotée au Nasdaq, la biotech allemande a perdu près d’un tiers de sa valeur depuis le début de l’année.
Menaces réglementaires des deux côtés de l’Atlantique
L’impératif des grands laboratoires pharmaceutiques à trouver de nouvelles molécules miracles pour rebondir est d’autant plus fort que la pression des pouvoirs publics à leur encontre a tendance à s’accentuer. Aux États-Unis, Joe Biden veut tenir tête à « Big Pharma » et imposer des baisses de prix sur certains médicaments phares dans le cadre de son plan de lutte contre l’inflation (Inflation Reduction Act). Ainsi, Medicare, le système d’assurance santé pour les plus de 65 ans, pourra négocier des rabais sur les prix d’une dizaine de médicaments onéreux sur ordonnance. Une bataille cruciale dans la mesure où les prix des médicaments sur ordonnance sont beaucoup plus élevés aux États-Unis qu’en Europe et contribuent largement au financement de la recherche des laboratoires. Certains groupes comme Merck & Co (MSD dans le reste du monde) ou Bristol-Myers Squibb (BMS) ont même engagé des actions en justice, alors que les nouveaux tarifs doivent entrer en vigueur en janvier 2026. En Europe, c’est le projet de législation, présenté en avril par la Commission européenne (EFPIA) et visant à rendre les médicaments plus abordables, qui fait grincer les dents des laboratoires. Ces derniers voient dans ce « paquet pharmaceutique » une menace sur la protection réglementaire des données (RDP) qui toucherait les médicaments les plus innovants, et tout particulièrement le secteur biotech européen.
En attendant, « Big Pharma » se concentre sur ses relais de croissance. Parmi les segments les plus porteurs de l’industrie, le marché des médicaments amaigrissants est particulièrement convoité alors que 38 % de la population mondiale (2,6 milliards de personnes) est estimé en surpoids ou obèse selon la Fédération mondiale de l’obésité. En 2030, le marché de l’obésité pourrait atteindre 77 milliards de dollars par an, selon une étude de Morgan Stanley. Une aubaine pour les laboratoires en pointe dans ce domaine : le Danois Novo Nordisk, qui détiendrait 54 % des parts de marché des GLP-1 (une hormone digestive permettant de contrôler la glycémie), avec ses médicaments Wegovy® et Ozempic®, ou encore Eli Lilly et son anti-diabétique Mounjaro®, aussi utilisé pour maigrir et devenu un blockbuster, permettant au groupe américain de réaliser des performances inattendues au troisième trimestre. À Wall Street, l’action Eli Lilly & Co s’envole de 60 % depuis le début de l’année et de plus de 300 % en trois ans.
Julien Gautier
Responsable éditorial, Agence Fargo, 20 novembre 2023
Source : Reuters