Vendredi 9 décembre 2022, un communiqué laconique nous apprenait qu’Antoine Arnault, le fils aîné de Bernard Arnault, était nommé directeur général de la holding Christian Dior SE, entité qui contrôle LVMH, en remplacement de Sidney Toledano. Une décision « destinée à assurer la pérennisation à long terme du contrôle familial sur les sociétés Christian Dior SE et LVMH Moët Hennessy – Louis Vuitton SE ». Antoine occupe également les fonctions de directeur général de la marque Berluti et préside Loro Piana. De son côté, Delphine Arnault, directrice adjointe de Louis Vuitton depuis 2013, va prendre la tête de Christian Dior Couture et les trois autres enfants, issus du second mariage de Bernard Arnault, occupent de hautes responsabilités au sein du groupe.
À 73 ans, Bernard Arnault est bien décidé à garder dans le giron familial le contrôle d’un empire qu’il a patiemment développé depuis plus de trente ans. S’il n’est pas le fondateur de LVMH, groupe créé en 1987 par le rapprochement de Louis Vuitton et Moët Hennessy, Bernard Arnault a profité, grâce à sa participation dans Dior, de la mésentente entre les deux fondateurs (Henry Racamier et Alain Chevalier) pour devenir l’actionnaire majoritaire, début 1989. Plusieurs décennies plus tard, LVMH regroupe des dizaines de marques iconiques, une position de leader mondial incontesté du luxe (64 milliards d’euros de CA en 2021), une action star à la Bourse de Paris (+234 % au cours des cinq dernières années*) et un patron qui est devenu, en décembre 2022, la première fortune mondiale.
Connu pour son caractère perfectionniste, Bernard Arnault n’a jamais rien laissé au hasard et sûrement pas sa succession. En juillet 2022, la holding familiale Agache, qui contrôle Christian Dior et LVMH, avait été transformée en société en commandite par actions (SCA), détenue à parité entre les cinq enfants Arnault. Un statut avantageux pour organiser une succession et qui permet aux commandités de garder le contrôle d’une entreprise indépendamment de la participation au capital. Fin juin 2021, Arnaud Lagardère a dû en revanche renoncer à la commandite qui lui donnait un pouvoir de veto sur toutes les décisions stratégiques en ne contrôlant que 7 % du capital du groupe créé par son père Jean-Luc. L’offensive conjointe de Bernard Arnault et de Vincent Bolloré a fait plier le patron controversé (et trop endetté) du groupe éponyme. Disparu subitement le 14 mars 2003, Jean-Luc Lagardère, homme d’affaires bouillant et charismatique, avait bâti un groupe solide présent à la fois dans l’industrie de défense, l’aérospatiale, l’édition et les médias. Mais son fils Arnaud, peu intéressé par l’industrie, s’est désengagé de l’aéronautique (vente de la participation dans EADS) pour conduire un recentrage peu concluant dans la presse et les médias.
Hermès : une solidarité familiale consolidée dans l’adversité
Si le contre-exemple du groupe Lagardère illustre les difficultés à perpétuer au fil des générations la prospérité d’un groupe, les investisseurs apprécient généralement ces entreprises incarnées par des familles qui inscrivent leur action sur le long terme. Pour les actionnaires minoritaires, c’est l’assurance d’une stabilité relative quand d’autres entreprises rachetées par des fonds d’investissement peuvent changer plusieurs fois d’actionnaire principal en quelques mois. Avec la croissance spectaculaire du secteur du luxe au cours des dernières années, les entreprises familiales ont même accru leur poids au sein de l’indice parisien. Si Bernard Arnault n’a pas réussi à mettre la main sur la maison Hermès, c’est sans aucun doute qu’il a lui-même sous-estimé l’unité de la famille Dumas aux commandes du sellier de la rue du Faubourg Saint-Honoré. Mieux, il a consolidé à ses dépens une solidarité familiale qui n’allait pas de soi, abandonnant la partie en 2014, avec une belle plus-value en lot de consolation lors de la revente de sa participation minoritaire. Le 18 juin 2018, Hermès a fait son entrée au CAC 40. En cinq ans, le cours de l’action a bondi de 276 %* !
Dans l’univers du luxe et des cosmétiques, L’Oréal incarne également le succès insolent d’une entreprise familiale hors du commun. Depuis le décès de Liliane Bettencourt, c’est sa fille Françoise Bettencourt Meyers, petite-fille d’Eugène Schueller, le fondateur de L’Oréal en 1909, qui reste l’actionnaire principale (environ un tiers du capital) et la vice-présidente du conseil d’administration. Une famille qui a toujours accepté de déléguer la direction opérationnelle de L’Oréal à des managers extérieurs pour le plus grand succès d’un groupe devenu numéro un mondial des cosmétiques. Un actionnariat familial avisé doit savoir aller chercher les meilleurs dirigeants et ceux-ci ne se trouvent pas forcément au sein de la famille du fondateur.
Chez Michelin, c’est un drame – la disparition tragique d’Édouard Michelin au large de l’île de Sein en mai 2006, à 42 ans – qui marquera une rupture dans la vie du célèbre fabricant de pneumatiques de Clermont-Ferrand. Pour la première fois depuis sa création en 1889, le groupe fondé par les frères Michelin, André et Edouard, n’est plus dirigé par un Michelin. Depuis, les managers qui se succèdent, de Jean-Dominique Senard (2012-2019) à Florent Menegaux (depuis 2019), ne sont pas apparentés à la famille. Mais Michelin reste avec Hermès la seule entreprise du CAC 40 encore attachée à son statut de commandite.
Pernod Ricard : la persévérance récompensée d’Alexandre Ricard
Pas de statut en commandite chez Pernod Ricard mais c’est pourtant un Ricard qui reste aux commandes du groupe de spiritueux créé par Paul Ricard à Marseille en 1932 (la fusion avec Pernod interviendra en 1975). Fils de Paul, Patrick Ricard occupait le poste de président du conseil d’administration (la direction générale étant occupée par Pierre Pringuet) quand il décède brutalement en août 2012 sur l’île de Bendor (Var), fief de la famille avec l’île des Embiez. Il avait contribué au succès de l’entreprise qui réalisa dans les années 2000 des acquisitions audacieuses (Seagram en 2000, Allied Domecq en 2005). En 2015, Alexandre Ricard, le neveu de Patrick, devient à 42 ans le nouveau PDG suite au départ de Pierre Pringuet. Pour l’anecdote, on retiendra qu’Alexandre avait été recalé à un entretien d’embauche avec le DRH de Pernod Ricard en 1996. Il reviendra pourtant en 2003 avant de s’imposer comme le successeur naturel de son oncle. Si Patrick avait hissé Pernod Ricard à la place de numéro deux mondial des vins et spiritueux, Alexandre rêve désormais de la première place.
Tout comme Alexandre Ricard, la nomination de Martin Bouygues à la tête de l’empire du BTP créé en 1952 par son père, Francis, n’allait pas de soi à l’origine. Entré au sein du groupe familial en 1974 en qualité de conducteur de travaux, avec le baccalauréat comme seul diplôme, Martin a fait preuve de ténacité pour prendre la succession du père tout puissant, alors que son frère, Nicolas, centralien, était vu comme le successeur naturel. Mais la mésentente de ce dernier avec son père aura raison de ses ambitions au sein du groupe. Martin s’est imposé au fil du temps, diversifiant le groupe de BTP et de médias (TF1) dans l’univers chahuté des télécoms (Bouygues Telecom). Martin a également réussi à préserver la forte culture d’entreprise voulue par son père. Situation inédite au sein du CAC 40, les salariés contrôlent plus de 20 % du capital du groupe et 29 % des droits de vote. L’actionnariat salarié, qui porte des valeurs proches de celles de l’actionnariat familial, est aussi un marqueur fort de stabilité pour décourager les OPA et autres tentatives d’intrusion au capital d’investisseurs activistes.
Julien Gautier
Responsable éditorial, Agence Fargo, 18 janvier 2023