« Devrions-nous automatiser tous les emplois, y compris ceux qui sont gratifiants ? Devons-nous développer des esprits non humains qui pourraient un jour être plus nombreux, plus intelligents et nous remplacer ? Devons-nous prendre le risque de perdre le contrôle de notre civilisation ? Ces décisions ne doivent pas être déléguées à des leaders technologiques non élus ». Cet extrait de l’appel lancé fin mars par des centaines d’experts de l’intelligence artificielle (1) , et signé notamment par Elon Musk, a défrayé la chronique. Car personne aujourd’hui ne peut mesurer précisément les conséquences à long terme de l’intelligence artificielle (IA en français, AI en anglais) dans nos vies.
Faut-il mettre l’IA sur pause ? Elon Musk, l’imprévisible patron de Tesla, de SpaceX et de Twitter, vient pourtant d’annoncer le lancement de X.AI, une nouvelle entreprise spécialisée dans l’IA, laissant un peu plus les observateurs dans l’expectative. En se joignant à cet appel légitime, Elon Musk ne cherchait-il pas à combler son retard par rapport à ChatGPT ? Il est vrai que les progrès fulgurants de l’IA suscitent la perplexité. Le lancement de la quatrième version de ChatGPT a fait beaucoup parler au cours des dernières semaines. Le « chatbot » (agent logiciel qui dialogue avec un utilisateur) GPT-4 serait ainsi capable de se classer parmi les 10 % des meilleurs étudiants à l’examen du barreau aux États-Unis. La version précédente (GPT-3.5) en était très loin et ne parvenait même pas à s’extraire des 10 % d’étudiants les moins bons.
Les acteurs de la « Big Tech » veulent leur « ChatGPT »
À l’origine de ChatGPT, le laboratoire OpenAI a vu le jour à San Francisco en 2015, créé sous l’impulsion de deux hommes : Elon Musk, qui a quitté le navire en 2018, et Sam Altman, président de Y Combinator, un incubateur de startups renommé basé à Mountain View. Si OpenAI était une organisation à but non lucratif jusqu’en 2019, elle peut désormais rémunérer ses actionnaires dans une certaine limite. Microsoft a investi 10 milliards de dollars en début d’année dans le laboratoire et confirmé récemment que la technologie GPT-4 était désormais intégrée à la nouvelle version de son moteur de recherche Bing. Face à l’offensive Microsoft/OpenAI, Google, qui investit depuis des années dans l’intelligence artificielle, n’a pas tardé à répliquer en dévoilant début février son « chatbot » intelligent : Bard. Mais rien ne s’est passé comme prévu, Bard a donné une réponse erronée à une question simple d’astronomie concernant les découvertes du télescope James Webb. La sanction boursière a été immédiate : l’action Alphabet (la maison-mère de Google) a chuté de 7,68 % en une seule séance.
Que représente le marché de l’intelligence artificielle pour rendre les investisseurs si nerveux ? Selon Grand View Research, un bureau d’études basé à San Francisco, le marché global de l’intelligence artificielle pèserait plus de 136 milliards de dollars en 2022 et pourrait, selon les projections de ses analystes (2) , connaître une croissance annuelle moyenne de 37 % de 2023 à 2030. Les intervenants sur ce marché sont nombreux mais une fois encore, les acteurs de la « Big Tech » américaine mènent la danse. C’est ainsi Amazon vient de présenter « Bedrock », son outil d’IA générative, pour rester dans la course face à Microsoft et Google. Un outil destiné uniquement aux clients d’Amazon Web Service (AWS).
De son côté, Meta (Facebook, Instagram), qui a beaucoup misé sur le métavers, sans grand succès pour le moment, a ainsi lancé en octobre 2022 un outil baptisé Galactica et adressé aux scientifiques. L’objectif : être en mesure de « résumer la littérature académique, résoudre des problèmes de maths, générer des articles Wiki, écrire du code scientifique, annoter des molécules et des protéines, et plus encore ». Très vite, l’expérience fut un échec. Galactica accumulait les réponses erronées. Trois jours après l’annonce de la mise en ligne, le projet était « mis en pause ». Si l’intelligence artificielle est utilisée quotidiennement, notamment pour modérer les contenus des réseaux sociaux, les ambitions démesurées et encore mal maîtrisées se payent cash.
En dehors des États-Unis, de nombreux acteurs de taille s’activent également sur le terrain de l’IA, à l’instar du géant chinois Baidu. Le moteur de recherche a présenté mi-mars, au lendemain du lancement de ChatGPT-4, sa solution d’intelligence artificielle générative : Ernie Bot. Une présentation en grande pompe mais qui n’a pas encore convaincu les investisseurs. Comme l’action Alphabet à la suite de la présentation de Bard, l’action Baidu a dévissé dans la foulée de plus de 6 % à la Bourse de Hong-Kong. Pour autant, les déboires provisoires des géants américains ou chinois de la tech ne doivent pas cacher l’effort de l’Empire du Milieu pour prendre une place de choix sur ce marché stratégique. Dès 2017, le pouvoir chinois a annoncé son intention de devenir leader mondial de l’IA à l’horizon 2030 et compte investir 150 milliards de dollars dans ce domaine d’ici la fin de la décennie. Tencent et Alibaba investissent aussi le terrain de l’IA. Mais les États-Unis ne se laisseront pas distancés si facilement.
À Wall Street, la ruée vers l’IA
Si les valeurs « tech » ont été lourdement pénalisées par la remontée des taux en 2022, les « équipementiers » de l’intelligence artificielle profitent incontestablement de l’appétit des investisseurs pour la thématique. Ainsi, C3.AI, qui fournit des applications permettant le déploiement de solutions d’IA à l’échelle des entreprises, voit son cours s’envoler depuis le début de l’année. Société reconnue des amateurs de jeux vidéo pour ses cartes graphiques (GPU) ultra-compétitives, Nvidia devient également incontournable dans le monde de l’IA grâce à son avance technologique permettant une puissance de calcul accéléré, nerf de la guerre en la matière. Cotée au Nasdaq, la valeur est repartie très fort depuis son plus bas d’octobre 2022. Nvidia vient de s’associer avec d’autres fabricants de puces, dont le Taïwanais TSMC et le Néerlandais ASML, pour concevoir la prochaine génération de puces utilisant des logiciels d’IA.
Et l’Europe justement ? Très loin du compte ! Même si prétendre que rien n’est fait pour stimuler la recherche en IA sur le Vieux Continent serait mensonger. Dans le cadre du programme-cadre de l’Union européenne pour la recherche et l’innovation, Horizon Europe, la Commission a prévu d’investir 1 milliard d’euros par an (sur la période 2021-2027) dans l’IA et vise, avec le soutien des États membres, à « atteindre un volume d’investissement annuel de 20 milliards d’euros au cours de la décennie (3) ». En France, le gouvernement souhaite consacrer 2,22 milliards d’euros à l’IA d’ici cinq ans (4) . Parmi les startups hexagonales qui se sont lancées dans la bataille, mentionnons la « deeptech » LightOn qui propose « Paradigm », une plateforme d’IA générative pour les entreprises, réponse française à ChatGPT utilisable dans la plupart des grandes langues européennes. Surtout, l’outil promettrait la confidentialité des données.
L’IA générative va en effet se confronter rapidement à la contrainte réglementaire. Les acteurs du secteur en ont bien conscience quand ils demandent une « pause » comme pour prévenir des difficultés qui s’annoncent. C’est ainsi que l’Italie a décidé, fin mars, de bloquer l’usage de ChatGPT. Une première pour un pays occidental, justifiant le fait que la collecte d’informations personnelles des utilisateurs contrevenait à la législation européenne RGPD. Affaire à suivre…
Julien Gautier
Responsable éditorial, Agence Fargo, 19 avril 2023
Références :
1. https://futureoflife.org/open-letter/pause-giant-ai-experiments/
2. https://www.grandviewresearch.com/industry-analysis/artificial-intelligence-ai-market
3. https://digital-strategy.ec.europa.eu/fr/policies/european-approach-artificial-intelligence
4. https://www.economie.gouv.fr/strategie-nationale-intelligence-artificielle#