EN PRIVÉ

Secteur de la défense : la nouvelle mégatendance européenne ?

Après avoir touché pendant plusieurs décennies les « dividendes de la paix » à l’abri de la puissance américaine, les européens, bousculés par le changement de cap à Washington, se mettent en ordre de bataille. Bien sûr, la route sera longue pour parvenir à l’autonomie stratégique du Vieux Continent… Mais en attendant, les investisseurs ont compris le message et les industriels de l’armement flambent en Bourse.

« Whatever it takes* ». L’expression a fait florès. Si vous suiviez l’actualité des marchés financiers en 2012, vous vous souvenez forcément de la parole décisive de Mario Draghi, alors à la tête de la BCE, venant au secours de l’euro en pleine crise de la dette. C’est en reprenant cette expression en anglais que Friedrich Merz, le prochain chancelier allemand, a souhaité à son tour afficher, début mars, sa détermination. L’Allemagne comme ses voisins est au pied du mur et adoptera le « quoi qu’il en coûte » en matière d’investissement dans la défense. Cette fois-ci, le but de guerre n’est pas de sauver l’euro mais de mettre à niveau les armées des États européens dans la période de bouleversement stratégique que nous connaissons et plus de trois ans après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022.

Les besoins pour parvenir à l’autonomie stratégique en matière militaire sont en effet colossaux. Selon l’institut Bruegel, le financement des équipements et des ressources en personnel pour remplacer les capacités américaines en Europe représenteraient un coût de 250 milliards d’euros par an. Important mais pas insurmontable. Cela correspondrait à faire passer les budgets de la défense des pays concernés de l’objectif de 2% à 3,5% du produit intérieur brut (PIB). Pour la France qui plaide depuis longtemps pour l’autonomie stratégique, seul pays européen -Royaume-Uni compris- doté d’une force de frappe totalement indépendante, l’effort budgétaire supplémentaire est chiffré à 40 milliards d’euros par an.

Après la séquence commencée mi-février par le discours du vice-président J.D. Vance, lors de la conférence de Munich, et poursuivie par l’humiliation infligée à Volodymyr Zelensky dans le Bureau ovale de la Maison Blanche, vendredi 28 février, tout s’est accéléré en Europe. Mardi 4 mars, Ursula von der Leyen annonçait un programme global de 800 milliards d’euros pour la défense européenne (« Réarmer l’Europe »). Jeudi 6 mars, ce plan de la Commission était approuvé en urgence par le Conseil européen. Si les modalités pratiques restent en suspens, les règles budgétaires incitant les États de l’UE à limiter leur déficit public à 3% de leur PIB ne devraient pas être appliquées aux dépenses militaires. Une dérogation indispensable pour répondre au double défi de la remilitarisation du Vieux Continent tout en évitant une nouvelle crise de la dette souveraine. La Banque européenne d’investissement (BEI) devrait également être mise à contribution pour financer des projets en ce sens.

Visibilité au beau fixe chez les groupes français cotés

Il n’en fallait pas plus pour accélérer le rebond des valeurs européennes liées au secteur de la défense. À Paris, l’action Thales s’envole de 80% depuis le début de l’année**, Dassault Aviation de 56%. À Milan, l’Italien Leonardo bondit de 81% en 2025. L’Allemand Rheinmetall fait encore mieux (+120%) tandis que le Britannique BAE Systems ne progresse « que » de 43,5%. Quant à l’indice paneuropéen STOXX Europe Aerospace & Defense, il gagne 35% depuis le début de l’année (+165% en trois ans). Si les annonces européennes sont un signal fort envoyé aux principaux acteurs européens du secteur, ces derniers attendent maintenant de pied ferme l’accélération des commandes et gardent pour la plupart un discours prudent. Il faut également garder à l’esprit que depuis 2022, les trois quarts des achats destinés à équiper militairement les armées européennes en avions de chasse, drones, chars ou systèmes électroniques ont été effectués auprès de fournisseurs non européens, en particulier les Américains Lockheed Martin (le fabricant du F-35), Northrop Grumman et Raytheon.

Chez Thales, la publication des résultats 2024 a alimenté l’optimisme des investisseurs. Résultat opérationnel 2024 en hausse de 5,7%, chiffre d’affaires à 20,58 milliards d’euros (+8,3%). Surtout, le groupe français spécialisé dans les systèmes électroniques assure que les nouvelles commandes vont continuer de progresser plus vite que les ventes. En 2025, le chiffre d’affaires devrait connaître une croissance organique comprise entre 5 et 6%. Du côté de Dassault Aviation, l’horizon est dégagé. À plus de 43 milliards d’euros, le carnet de commandes s’établit à un niveau record, comprenant notamment 220 Rafales à livrer, dont seulement 56 appareils sont prévus pour équiper l’armée française. Un succès indéniable quand on garde en mémoire que les ventes à l’exportation de l’appareil ne se sont concrétisées qu’à partir de 2015. Côté rentabilité, l’avionneur a franchi la barre record des 1 milliard d’euros de bénéfice net l’an dernier. Mi-février, Safran avait également dévoilé des résultats 2024 de bonne facture (chiffre d’affaires en hausse de 17,8% à 27,3 milliards d’euros, résultat opérationnel à 4,11 milliards en progression de 30%). L’équipementier aéronautique attend cette année une progression d’environ 10% de son chiffre d’affaires et une rentabilité en hausse.

SCAF, MGCS : ces grands projets industriels européens à horizon 2040

Si l’Europe de la défense reste à construire sur le plan industriel, les grands projets de long terme sont sur la table. Le SCAF (Système de combat aérien du futur), dont Dassault Aviation est le maître d’œuvre, vise à doter l’Europe (la France, l’Allemagne mais aussi l’Espagne et la Belgique) d’un avion de combat de nouvelle génération et de drones à partir de 2040. Le projet mobilise également Airbus, Safran, Thales ou encore le motoriste allemand MTU Aero Engines. Autre projet d’envergure, le char du futur MGCS, initiative franco-allemande visant à remplacer le char Leclerc français et le Leopard allemand, est également attendu à l’horizon 2040. A l’instar du SCAF, ce projet mêlant enjeux politiques et coopération industrielle entre plusieurs groupes européens (Thales, Rheinmetall et KNDS ont signé fin janvier un pacte d’actionnaires) s’avère particulièrement complexe à mettre en œuvre. Plus que de simples avions de chasse et de chars, SCAF et MGCS sont de véritables systèmes de combat multiplateformes en devenir, embarquant à leur bord les technologies les plus avancées et qui feront la part belle à l’IA.

L’augmentation prévisible des commandes militaires en Europe devrait assurément profiter à un grand nombre d’acteurs. L’industrie de l’armement est un écosystème large. Rien qu’en France, les entreprises de la BITD (Base industrielle et technologique de défense) emploient plus de 200.000 salariés. Les nouvelles commandes publiques de matériel militaire pourraient également intéresser des entreprises industrielles civiles tentées de saisir ces nouveaux débouchés pour adapter une partie de leur outil de production, notamment dans un secteur automobile en crise.

Si la frénésie actuelle des investisseurs pour le secteur de la défense marque une prise de conscience générale et conforte en Europe les partisans de l’autonomie stratégique, il n’est toutefois pas sans rappeler le mouvement boursier qui avait suivi le début de la guerre en Ukraine en février 2022. Après les annonces, les commandes fermes devront suivre et les industriels européens réussir à augmenter leurs cadences de production. Mais la situation géopolitique est suffisamment grave pour que les dirigeants des Vingt-Sept tentent de s’accorder sur la mise en œuvre du plan annoncé par la Commission européenne. Pour les investisseurs, le secteur rassemblant les fabricants de matériel militaire s’affirmerait ainsi comme une nouvelle mégatendance de long terme.

Julien Gautier
Responsable éditorial – Agence Fargo-Sachinka, 14 mars 2025

* « Quoi qu’il en coûte ».
** Cours Boursorama, 14 mars 2025 en clôture.