EN PRIVÉ
Valeurs pétrolières : la course effrénée à la respectabilité environnementale
Malmenées en Bourse, les majors européennes ont pris conscience de la nécessité de changer leur modèle en visant la neutralité carbone à horizon 2050. Mais la transformation indispensable de ces producteurs d’hydrocarbures ne se fera pas sans heurts alors que la demande de pétrole continue d’augmenter au niveau mondial.
« Notre ambition est d’être un acteur majeur de la transition énergétique. C’est pour cela que Total se transforme et devient TotalEnergies ». C’est le 28 mai dernier, à l’occasion de l’Assemblée générale du groupe, que son PDG Patrick Pouyanné a officiellement acté le changement de nom de la major française. Plus de 90 % des actionnaires venaient d’approuver cette évolution qui marque bien les nouvelles ambitions de l’entreprise. Bien sûr, certaines ONG n’ont pas manqué de crier au « greenwashing », fustigeant l’hypocrisie d’une entreprise controversée dont le premier métier restera encore longtemps l’exploitation et la transformation des hydrocarbures.
Pourtant, l’urgence climatique impose à tous les groupes pétroliers une transformation massive de leur modèle, au-delà du toilettage sémantique, sous peine de connaître un déclin irrémédiable. Pour répondre à la demande des investisseurs de plus en plus soucieux de « verdir » leurs placements, la prise en compte des critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) devient un enjeu impératif pour toutes les majors. En Europe, la réglementation (« Disclosure » depuis mars 2021) demande aux sociétés de gestion davantage de transparence pour orienter les épargnants vers les fonds ISR. Les valeurs pétrolières qui n’auront pas bougé assez vite pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) prennent le risque de voir les investisseurs se détourner d’elles. D’autant que ces groupes industriels sont réputés risqués et porteurs de « controverses » potentielles qui sont de moins en moins bien perçues (l’explosion de la plateforme « Deepwater Horizon » de BP en 2010 dans le Golfe du Mexique reste dans tous les esprits).
Déjà, les titres de majors suscitent une réserve croissante de la part des investisseurs, bien davantage attirés par les valeurs technologiques américaines ou le secteur du luxe à Paris. Si l’on en juge par l’évolution de leur cours de Bourse depuis trois ans, le constat est éloquent : TotalEnergies a perdu près de 30 % de sa capitalisation (au 29 juillet 2021), les titres ENI et Shell abandonnent près de 40 %, BP plus de 45 % et Repsol près de 25 %. À Wall Street, Exxon Mobil, naguère première capitalisation mondiale, décroche également de près de 30 % en trois ans. Sur la même période, le CAC 40 a progressé de 20 % et le S&P 500 s’est envolé de plus de 55 %.
La course aux énergies renouvelables est lancée
Outre les investissements colossaux en perspective liés à la transition énergétique, les majors pétrolières ont surtout dû faire face, l’an dernier, à la chute des cours du baril au premier trimestre 2020. Le secteur a logiquement essuyé des pertes considérables (en partie liées à des dépréciations d’actifs) alors que l’économie mondiale plongeait dans une crise inédite liée à l’irruption de la Covid-19. Si TotalEnergies a enregistré une perte nette de 7,2 milliards de dollars, la major française a plutôt limité les frais par rapport à ses concurrentes. BP a enregistré un résultat négatif de 20,3 milliards de dollars tandis qu’Exxon Mobil publiait une perte de 22,4 milliards de dollars.
Naguère florissants, ces groupes doivent ainsi changer en profondeur. À l’instar de leurs concurrents directs, les dirigeants de TotalEnergies ont entériné un objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050. Une neutralité carbone qui passe nécessairement par l’essor des énergies renouvelables (éolien, solaire, etc.). Le groupe ambitionne ainsi de dépenser 60 milliards de dollars au cours de la décennie pour parvenir à produire 35 gigawatts (GW) d’énergies renouvelables dès 2025 contre 7 GW cette année. En 2019, le chiffre d’affaires du groupe pétrolier français se répartissait à 55 % dans le pétrole et les biocarburants, 40 % dans le gaz et 5 % dans l’électricité. En 2030, le pétrole pourrait ne plus représenter que 35 % de l’activité du groupe (biocarburants compris), le gaz 50 % (gaz vert compris) et l’électricité verte 15 %. Alors, chaque semaine ou presque, le « newsflow » du groupe français affiche les couleurs : priorité au « vert » ! Début juillet, TotalEnergies a dévoilé, par exemple, qu’il allait cesser d’utiliser de l’huile de palme dès 2023 pour fabriquer des biocarburants et qu’il lançait un projet de recherche avec Véolia pour développer la production de microalgues à partir de CO2, devant servir à élaborer du biocarburant de troisième génération.
Scopes 1,2 et 3 : une neutralité carbone à géométrie variable
Parmi les majors européennes, le britannique BP est aussi engagé dans une transformation profonde de ses activités. Dès sa prise de fonction en février 2020, le nouveau patron Bernard Looney a fixé le cap de la neutralité carbone à horizon 2050. Le géant pétrolier britannique veut effacer non seulement les émissions nettes de gaz à effet de serre liées à ses activités de pétrolier (« scope 1 et 2 ») mais également celles dégagées par l’utilisation finale de ses produits (« scope 3 »). C’est un objectif ambitieux partagé avec le groupe espagnol Repsol qui avait été le premier en 2019 à lancer cet objectif de neutralité carbone en 2050, repris ensuite par tous les acteurs européens du secteur mais sur lequel les ONG et autres fonds activistes affichent un certain scepticisme. En effet, neutralité carbone ne signifie pas forcément réduction de la production d’hydrocarbures mais compensation suffisante pour annuler les émissions de CO2. En outre, les engagements de neutralité carbone ne concernent le plus souvent que les « scope 1 et 2 » qui portent sur les propres installations de ces groupes. Par exemple, si TotalEnergies vise bien la neutralité carbone à horizon 2050, le groupe français ne s’engage à atteindre cet objectif que pour les « scopes 1 et 2 » à l’échelle du groupe et uniquement pour ses activités européennes pour le « scope 3 ».
Les ONG qui suivent de près les stratégies climat des groupes pétroliers sont formelles : le compte n’y est pas si l’on se réfère à l’Accord de Paris de 2015 (objectif global de réduction des émissions de GES d’au moins 55 % d’ici 2030 par rapport aux niveaux de 1990). La justice commence à s’en mêler. En mai, un tribunal néerlandais a fait sensation en condamnant Shell à réduire de 45 % ses émissions de gaz à effet de serre d’ici à fin 2030. Néanmoins, au vu des engagements déjà pris par les majors européennes, on mesure tout de même l’écart creusé avec les groupes pétroliers américains. Chez Exxon Mobil, le numéro un mondial du secteur, l’absence de plan crédible de transformation du groupe pétrolier fait grincer des dents et pas seulement du côté des ONG mais aussi chez les gérants de fonds. En avril 2021, le fonds activiste Engine N° 1 a déploré la stratégie du géant américain qui va poursuivre sans complexe sa croissance dans la production d’énergies fossiles. Cet actionnaire d’Exxon Mobil a ainsi conclu que la major s’exposait « à un risque commercial existentiel ».
Malgré les critiques qui leur sont adressées, les majors européennes ont incontestablement pris de l’avance pour proposer à leurs actionnaires un nouveau modèle globalement plus respectueux de l’environnement à long terme. En attendant, la demande de pétrole continue d’augmenter et devrait retrouver, dès l’an prochain, ses niveaux atteints avant l’arrivée de la pandémie. Celle-ci pourrait dépasser, au second semestre 2022, la barre des 100 millions de barils par jour, selon l’OPEP. Si les géants du secteur pétrolier doivent poursuivre leur transformation pour tenir leurs engagements, l’or noir continuera de couler abondamment dans les pipelines au cours des prochaines années.
Julien Gautier
Consultant, Agence Fargo